«Les voyages m’ont appris à faire confiance»

Depuis des décennies, André Lüthi s’engage pour des alternatives au tourisme de masse: les voyages axés sur les rencontres avec les gens et les cultures. La crise du coronavirus touche durement son entreprise – le Globetrotter-Group – mais il voit en elle une chance.

Monsieur Lüthi, voyagerons-nous autrement après la pandémie?

Actuellement, en dehors de l’espace Schengen, le monde est en rouge, à l’exception du Cambodge et de la Tanzanie. 2020 est une année ratée pour le secteur du tourisme: nous nous attendons à une baisse des ventes de 75 à 80%. Et en 2021, le volume ne devrait atteindre que 30 à 40% de 2019.

Vous pensez que tout ce qui nous arrive sert un objectif...

C’est une réflexion un peu ésotérique. Mais je souhaite que cette crise fasse évoluer les mentalités et que nous voyagions de manière plus consciente.

C’est-à-dire?

Au lieu de s’envoler dix week-ends par an à Riga, Barcelone ou Berlin pour 40 francs, planifier un ou deux voyages plus longs, s’y préparer, se familiariser avec les gens et la culture d’un autre pays et revenir avec de nouvelles découvertes et perspectives. Honnêtement, nous avons exagéré avec le tourisme ces dernières années.

Vous avez toujours voulu que les touristes repensent leur consommation – ce qu’ils font actuellement.

J’ai toujours plaidé pour que le voyage soit à nouveau considéré comme un moment précieux. Il est la meilleure école de la vie, et plus on voyage, plus on considère son propre pays sous un autre angle. En dépit de tous les effets négatifs du tourisme, tant écologiques que socioculturels, il faut aussi en voir les côtés positifs, les opportunités économiques et le rapprochement entre les peuples. La crise est peut-être la chance de repenser ce rapport – bien que notre secteur la subisse de plein fouet.

La crise permettra peut-être de considérer à nouveau le voyage comme un moment précieux .

Vous êtes partagé: votre vision gagne en signification, mais votre entreprise en souffre.

C’est exact. Il y a encore six mois, nous avons eu des tables rondes houleuses sur le surtourisme, sur comment le limiter par des contingents ou par les prix, que ce soit à Lucerne, sur le Titlis ou au Machu Picchu. Aujourd’hui, nous sommes confrontés à la situation diamétralement opposée, et c’est effrayant à dire, mais c’est fascinant, franchement (rire)!

Cette crise étant mondiale, j’espère qu’un changement des mentalités va se faire – pas seulement autour du thème des voyages, mais en termes de considération, de respect, de consommation et de curiosité.

Globetrotter propose les offres «Bénévolat», «Voyages actifs» ou «Femme en voyage». Ces niches ne vont-elles pas devenir de grandes tendances?

Ce serait génial... Mais notre offre est bien plus grande, notre groupe compte 14 entreprises. Nous proposons p. ex. les «Background Tours»: des voyages avec Erich Gysling, Claude Nicollier ou Reinhold Messner – où l’on apprend en voyageant. Ces offres suscitent un grand intérêt. Ou «Bike Adventure Tours»: découvrir en vélo, donc doucement, le Chili ou la Mongolie ou la Nouvelle-Zélande, toujours avec un guide compétent. Ce sont effectivement des niches auxquelles je crois.

N’y a-t-il pas ici une dissonance? En créant un marché de niche, vous l’ouvrez au grand public.

Jusqu’à un certain point, oui: je suis allé à Phuket il y a 42 ans et j’ai habité chez un pêcheur parce qu’il n’y avait pas d’hôtel. Beaucoup de bons plans deviennent des phénomènes de masse – nous le constatons actuellement en Suisse. Mais voyager avec Erich Gysling ou étudier l’anticyclone des Açores avec Thomas Bucheli n’est pas un bon plan. C’est voyager de manière plus ciblée, plus consciente.

Quels voyages conseillez-vous maintenant aux clients exigeants?

Des idées de voyage pour cet automne? Le voyage à l’intérieur de soi: profitez du temps pour vous préparer au jour où on pourra à nouveau voyager. Soyons sérieux: c’est maintenant l’occasion de réfléchir à comment nous voulons voyager demain, quand nous aurons appris à vivre avec le virus. Avec des masques ou d’autres nouvelles réalités qui auront un impact sur les rencontres.

Comment voulons-nous voyager quand nous aurons appris à vivre avec le virus ?

C’est ce que nous attendons de votre branche: qu’elle nous montre avec son expertise comment cela fonctionnera demain...

Demain, la branche du tourisme ne gagnera probablement plus d’argent avec le produit, c’est-à-dire avec la vente d’offres forfaitaires, mais avec le conseil et le savoir, à l’instar des avocats.

Je peux bien imaginer qu’à l’avenir, la prestation de conseil pure s’impose: les gens cliquent eux-mêmes pour réserver en ligne leur voyage au Botswana et se font conseiller, par des experts de ce pays, sur les vaccins, les plus beaux parcs nationaux, l’itinéraire idéal et autres sujets à un tarif horaire de 150 francs.

Vous dites que votre succès en tant que manager se base sur votre expérience des voyages.

Oui, mais j’ai toujours voyagé un peu autrement. Celui qui visite quatre fois la Corée du Nord, se rend à pied au Pôle Nord ou navigue pendant des semaines sur une rivière canadienne apprend à connaître ses limites, ce qui m’est souvent arrivé en faisant des erreurs. J’ai découvert mes faiblesses, ai eu besoin de tolérance et appris à faire confiance – à mes yeux la chose la plus importante dans la conduite.

Pourquoi?

Pendant mes voyages, j’ai appris à miser sur les bonnes personnes. C’est-à-dire à leur faire confiance. C’est la même chose dans le monde professionnel: je ne mise pas sur une personne pour aller ensuite lui dire tous les jours ce qu’elle fait mal. Quand vous faites du canoë à deux au Canada sur un fleuve isolé et inconnu, la confiance entre vous doit être totale. Si, en arrivant dans un rapide, la personne assise devant crie: «Garde la droite!», alors, derrière, je dois faire aveuglément confiance à son jugement.

J’ai appris à miser sur les gens, c’est-à-dire à leur faire confiance.

La confiance n’est pas tout.

Un autre enseignement important est que si l’objectif n’est pas atteint, le monde ne s’écroule pas. J’en ai fait l’expérience en voyage, en crapahutant sur une montagne de 8000 m.

Quand vous souhaitez escalader le Cervin, vous prenez un guide de montagne. Vous avez alors tous deux le même objectif: atteindre le sommet en toute sécurité. Dans l’entreprise, c’est hélas rarement ainsi: ceux qui dirigent et ceux qui sont dirigés n’ont souvent pas le même but. Celui qui dirige a en tête son bonus, le business plan et la responsabilité vis-à-vis du conseil d’administration. Il fonce souvent tête baissée. Si vous agissez de la même façon en montagne, cela devient vite dangereux. Un dispositif de sécurité intermédiaire, voire un détour, seront éventuellement nécessaires.

Il faut avoir le courage de dire: doucement, nous atteindrons l’objectif, mais nous y arriverons au complet, en équipe.

André Lüthi, président du CA Globetrotter-Group

Avec ses 14 entreprises, le Globetrotter-Group propose des voyages et des séjours à l’étranger en-dehors des sentiers battus. Ils sont partenaires dentreprise de lASC. Depuis son arrivé en 1987, le CEO de longue date et actuel président du CA, André Lüthi (60 ans), a fait du groupe le plus grand voyagiste indépendant de Suisse. Mais la crise du coronavirus le touche durement: avec 95 000 annulations et modifications de réservations, le groupe se trouve dans la situation inédite d’une charge de travail immense sans aucune rentrée.