Des crevettes des champs

Le plus grand élevage de crevettes d’Europe se situe à Rheinfelden. Pour son fondateur, il s’agit plus d’un processus d’innovation permanent que d’un site de production. La précision suisse, le respect des ressources et la densité réglementaire en sont les moteurs.

Comment sent la mer ? Soyons francs : elle sent le poisson. Le poisson salé, le poisson mort.

La plus grande ferme pénéicole d’Europe à Rheinfelden (Argovie) ne sent cependant pas la mer. Certes, des milliers de crevettes grandissent dans des hangars coupés du monde extérieur et dotés d’un éclairage artificiel (reproduisant le rythme jour-nuit du golfe du Mexique), mais elles le font dans une eau de mer artificielle.

L’eau des 16 grands réservoirs agencés comme des lits superposés est entièrement filtrée 20 fois par jour, ce qui élimine excréments, résidus alimentaires et restes de carapaces des habitants des lieux. Contrairement aux élevages intensifs des bassins côtiers en Asie, l’eau n’est ici pas contaminée par les oiseaux ou par d’autres facteurs externes ─ ce qui rend l’utilisation d’antibiotiques superflue.

SwissShrimp AG n’est pas une exploitation écolo pittoresque, mais une start-up ultramoderne, basée sur les idées de Thomas Tschirren, un spécialiste de l’Asie. Dès 2008, il imagine créer un élevage de crevettes local et durable. Aujourd’hui, SwissShrimp est une entreprise high-tech aux valeurs éthiques.

Une eau méticuleusement contrôlée chaque jour

Cela peut paraître étonnant au vu des milliers d’animaux contenus dans l’environnement stérile des réservoirs, mais «les crevettes sont en pleine forme et se sentent bien: sinon, elles ne se développeraient pas de façon aussi optimale», déclare le directeur Rafael Waber. La transparence étant l’une des exigences de ce jeune entrepreneur, SwissShrimp a d’emblée voulu la bénédiction de FairFish, l’organisation de protection des poissons sauvages la plus stricte au monde. Et d’ajouter que si son président, le Suisse Billo Heinzpeter Studer, n’avait pas certifié le bien-être animal, «nous n’aurions pas lancé la production».

Le fait que le sel de l’eau des réservoirs provient à 80% des salines du Rhin voisines n’est pas la raison de la relation symbiotique entre les deux entreprises. De fait, la ferme pénéicole est plutôt le recycleur idéal de l’énergie générée par le processus d’évaporation utilisé pour récupérer le sel se trouvant en profondeur dans le sol. Comme le sel de table (le nom vient du processus d’extraction et non de l’utilisation prévue) est du chlorure de sodium pur, l’eau est simplement enrichie par d’autres éléments permettant de reproduire l’habitat des crevettes à pattes blanches.

Tout comme la température de l’eau, la densité de la population et une multitude d’autres paramètres, la composition dans les réservoirs est méticuleusement surveillée et adaptée. Le but est la croissance la plus rapide possible des crevettes. «Récoltées» à diverses tailles, elles sont vendues fraîches aux restaurants, grands distributeurs ou clients privés. A un prix certes aux antipodes de celui des crevettes d’élevage asiatiques types, mais en ayant bonne conscience en plus du plaisir de manger des crevettes fraîches. La fraîcheur de la mer à proximité immédiate pour ainsi dire.

Développements en interne à tous les niveaux

Selon Rafael Waber, tout cela est possible non seulement grâce au pouvoir d’achat élevé en Suisse, mais aussi à des spécificités bien particulières. Les réseaux humains solides, le niveau d’éducation, les disciplines nombreuses et diverses. «Notre équipe est née d’un groupe d’amis d’enfance, qui ont chacun amené d’autres experts: le chimiste, l’expert financier et ainsi de suite.» Conformément à la proverbiale précision suisse, ils n’ont rien laissé au hasard. Le laboratoire, les séries infinies de mesures et le chromatographe ionique, très coûteux, font la fierté de SwissShrimp. Les réservoirs, les filtres et l’agencement des installations (celle du traitement des eaux est séparée des habitats des crevettes, sensibles au bruit) sont le résultat de développements en interne optimisés en permanence.

Enfin, Rafael Waber a su tirer parti des importantes contraintes réglementaires suisses. De fait, ce ne sont pas les éleveurs de crevettes qui ont trouvé un partenaire avec les salines du Rhin, mais l’inverse: ne pouvant ni évacuer leurs eaux chaudes dans le Rhin ni les refroidir sans mobiliser un surplus énergétique en deçà du seuil de tolérance, celles-ci étaient confrontées à un problème existentiel.

La réglementation est ainsi devenue moteur d’innovation. Paradoxalement, les autorités locales ont également joué un rôle important, dit Rafael Waber. «Nous devions nous conformer à 17 règlements», se souvient-il. «En pratique, nous sommes une exploitation agricole dont les étapes du processus vont de l’élevage des animaux à leur abattage, du conditionnement à l’expédition.» Pour chaque problème rencontré, il trouvait la personne compétente à qui parler directement. Et il a toujours eu affaire à des interlocuteurs qui étaient autant intéressés par les solutions créatives que SwissShrimp.

 

La proximité plutôt que le naturel

La pêche de crevettes en milieu sauvage n’est guère défendable en raison du rapport désastreux de 20 kg de capture accessoire pour 1 kg de crevettes. Les élevages intensifs en Asie sont, eux, tombés dans le discrédit à cause de l’utilisation excessive d’antibiotiques. Et l’élevage extensif en milieu naturel affiche un bilan en CO2 catastrophique car il contribue à la déforestation des mangroves. Voilà pourquoi l’élevage industriel de crevettes à proximité des consommateurs est la méthode la plus pertinente, et la plus respectueuse de l’environnement, pour proposer des crevettes fraîches à la clientèle.